histoire

Il lui fallait toujours un peu de temps avant de s’y mettre. Cette fois, il avait eu la bonne idée de descendre jusqu’au port, par l’escalier de service en bas de l’immeuble. Cet accès lui permettait d’avoir une vue immédiate sur les cargots qui avançaient nonchalamment à l’horizon, puis de remonter tranquillement jusqu’à l’atelier.

Le brouhaha de la ville ne l’intéressait pas. Il préférait rester isolé pour le moment. Pour cette raison un atelier de peintre c’était parfait. Il avait fait le bon choix. Il se décida enfin à avancer un peu plus loin dans les cartons et à ouvrir quelques tubes de peinture, au hasard. Le choix de la texture et des couleurs avait été opéré avec soin, cependant, il ne portait pas d’attention particulière à respecter le beau métier et se contentait amplement de ce qu’il trouvait sur le marché ; tout le monde faisait cela, c’était l’une des contradictions de notre époque.

Il décida d’orienter la toile différemment de d’habitude et la positionna sur la pointe d’un des angles, ce qui lui permettait de rompre la monotonie des horizontales et créer un espace plus dynamique. La toile ainsi positionnée, il ne restait plus qu’à y ajouter quelques éléments dramaturgiques, comme cette colonne de marbre rouge sur laquelle s’appuie le tableau et repose un vase rempli de fleurs. De la sorte, on ne pourra pas lui reprocher de considérer l’espace pictural trop au sérieux. Il y introduisit dès les prémisses des perturbations sonores et grotesques, jets de couleur, signes de la réalité par trop criants, signalétique maligne. Ce tableau-là est un tableau timbre-poste. Prêt à partir pour un intérieur bourgeois qui va glisser lentement vers la luminosité des dés de couleur affrontant la surface. Il réalisait ainsi peut-être un ultime hommage à ses années d’apprentissage, et à ce bleu si peint dans le ciel.

Mais quelque chose manquait. Qui n’était pas là, pas encore, qu’il n’arrivait pas à toucher du doigt. Cette confrontation intime avec la théâtralité de l’existence. Il sortit de nouveau. C’est à l’extérieur de l’atelier qu’il va dès lors trouver une réelle piste de travail. Il regarde comment les gens partent le matin et reviennent, comment ils occupent leur vie. Il y a du monde qui, comme lui, se confronte à la peinture, et aux signes. Il va les suivre. Les cargots se rapprochent, et dans cette tentative ultime d’intégrer à sa vie l’intériorité de son propre sujet, de sa propre personne, il va sauter dans la fosse, avec les peintres en bâtiment et les réparateurs de bateaux. Avec ceux qui recollent les morceaux de réel, qui repeignent la réalité de cette fin de siècle, qui crachent leurs langues maternelles du coin des lèvres puis avec le sourire, accueillent le chef de chantier, dans ces décennies d’après-guerre plutôt calmes et nonchalantes, encore pleines de périples et de confrontations bizarres.

Il prend des photos, beaucoup, énormément, de plus en plus. Les photos sont signes de vie, et du théâtre qui s’y joue. Il n’y a pas grand monde sur les places, il y a les voyages, et l’espace de la peinture s’y dessine. Photographier, cela permet d’arpenter le paysage et ensuite de s’y retrouver, d’y trouver une accroche, un recoin, quelque chose d’intéressant du point de vue du regard, car, visuellement, les photos dessinent tout un monde à arpenter dans la surface du paysage parcouru à pied, en ville, et à l’écart des activités humaines, près des autres mondes et des autres langues. « Je suis un étranger parmi mes semblables », se dit-il. « Pour cette raison, je les aime tant. » C’est déjà du « peindre », d’aimer, de viser une image, de la prendre pour cible, de la cadrer, d’y écarter ce qui est déjà peint, ce qui n’est plus à faire, les accronymes de la raison, les facilités du rien, lorsqu’on sait bien dessiner comme lui, et que l’on aime à marcher longtemps. Il faut se trouver des limites. Il aime l’objectif photographique pour ces facéties : être seul face à l’unique et à l’identique, lorsqu’on choisit un plan de vision et qu’on s’y arrête, s’y détermine. Un métronome du cœur. Ce peut être n’importe quel détail de la vie courante, et des vues d’ensemble, des vues plongeantes, de celles qui persévèrent dans l’abstrait.

Et pourtant il marche, il danse, il continue de marcher, et à se confronter à cette réalité-là de l’inconfort, de l’indécidable, de celui qui pense cerner l’origine du nulle part, de la centrale d’achat mondialement reconue pour sa fluidité économique. Peut-on peindre cela ? L’ergonomie de marché ? Les grands flux algébriques ? S’en gosser, peut-être. Ce monde-là rapporte, mais pas au marcheur, et encore moins au peintre. Et au peintre qui se prend à jouer au photographe ? Les traces du monde et des voyages dessinent des sillons potentiellement ajustables au tableau peint à l’huile, aux enduits pigmentaires, bientôt remplacés par des matières moins adipeuses et plus volatiles, plus cocaces, encres, crayons, colle, gouache et acrylique, pour peindre sur du papier, dans la pleine conscience et rassuré, vis-à-vis de la production avisée de la main droite, pour lui.

Le besoin métaphysique d’autoportrait se fait ressentir. Mais l’autoportrait va transiter par la peinture de genre, par l’utilisation rutilante des slogans et du jargon des murs, de ces graffittis qui sont autant de signatures, quant à la provenance et la destination des navires du port, et de ceux qui les repeignent après plusieurs mois navigués en mer. Lui vient souvent observer ces inscriptions que la mer efface quand elle remplit de nouveau la cuve où les coques sont repeintes, où l’on vient poser le bateau le temps d’un rafraichissement de sa surface.

Il y a des mots qui renvoient à une réalité extérieure, géographique, affective, et d’autres qui ne signifient rien, ou qui ont été tellement écorchés qu’on n’en garde un arrière-goût propre à la beauté singulière de l’écho. Il apprécie plus particulièrement ces mots-là, qui sont des noms propres, ils désignent quelqu’un ou quelqu’une, invectives légères, sirènes, signaux d’alarmes, chansonnettes. Il en invente aussi et la tour de Babel se reconstruit devant lui, l’oeil de la peinture. Le monde entier est aux pieds du port, et contenu dans les effluves, aux pieds des marins, aux pieds de ceux qui respirent imperceptiblement l’humeur grotesque des cables, des solvants, des graviers et du guano. C’est bien l’odeur de la peinture aussi, ce mélange instable, qui se consumme, vite, très vite, comme du sable qu’on a empoigné file entre les doigts et caresse la peau en sa hâtant de retomber au sol et de s’en retourner. Il ne veut plus bouger le sable. Il file. Il se distille et s’immisce partout.

Derrière les cornes d’abondance météorologique qu’il arrive à inventer sur la toile, derrière les combats de titants proférés en nuées, derrière toute cette tradition de la représentation des nuages, se dissimule un ciel, toujours aussi bleu et puissant, mais sans lumière. La peinture a perdu son origine fixe, son Astrée, qui s’en est retournée à la nuit atone et dilatée. De fait, il avait choisi d’insister sur le mode figuratif, car cet abandon d’une croyance plus profonde conférait à l’espace de la représentation une liberté neuve et inédite, celle de pouvoir faire flotter des objets parfois méconnaissables dans une profondeur feinte, un peu comme à la Renaissance on tubule, empiète, tord et retord dans les retables, sans aller jusqu’à nommer. Finalement, il appréciait l’idée d’avoir affaire à une peinture spirituelle, mentalement investie mais sans augures, inattendue, et que d’aucuns ne puissent renier.

Il y avait bien eu les Surréaslites au début du XXème siècle, et le Pop Art, puis tous les courants « néo », qui contrairement à ce qu’on pourrait avancer, orientaient le regard vers des espaces picturaux intériorisés, c’est-à-dire réflexifs et, dans le meilleur des cas, contemplatifs. Il s’en était persuadé. Cette possibilité qu’ont encore aujourd’hui les peintres de pouvoir proposer une vision du monde, qui puisse refléter ce qui les entoure, cela l’intéressait et l’intriguait au plus haut point. L’espace réflexif et invasif de la publicité ! Loin de lui l’idée de penser qu’il aurait pu réaliser un chef-d’oeuvre ou mettre en branle tout le pannel des sentiments humains. Ces préoccupations-là étaient bonnes pour les antiquaires et les cavistes, et encore. Lui, il lui fallait marcher, il lui fallait des déplacements, et du regard, du mimétisme, le clin d’oeil des papillons et des oeillets, métamorphosés en huisserie de fenêtre ou en rouage de moteur.

Sa sensibilité le conduisait donc à s’engager dans des colères au présent et à assumer la bêtise du monde, non sans équivoque, mais sans aucun sentimentalisme. Il faut bien s’ancrer quelque part, se décicer dès le premier geste, et même s’il répétait maintes et maintes fois le même geste sur des esquisses, grâce à des tentatives d’agencements de formes et d’écritures sur papier, de façon plus réduite, la première décision était souvent la plus juste, à l’aveugle, et cette primauté revenait, toute fraiche, comme au premier instant, lorsqu’il commençait un nouveau tableau. L’écriture est abstraite, elle est plastique et couleur.

Peintre d’enseigne ou peintre religieux ? Compagnon ? Aussi sa vie de jeune artiste était partagée entre le désir d’inscrire dans l’urgence et le plus rapidement possible un certain état de fait, un certain état du monde, et la malice que prenaient les Méphistos et les apprentis sorciers à y ajouter du sens en permanence, à y ajouter des mots et des significations complexes. Car de l’autre côté, ce désir de peindre, et de bien peindre, nécessitait un labeur et une minutie incontournables, indéfectibles, et extrêmement plaisants.

L’urgence du premier geste, qui l’obligeait à sortir de ses gonds, à bondir d’une idée à l’autre, à élucider sa pensée un tant soit peu, entrait en collision permanente avec la nécessité du plaisir de peindre, d’étaler minutieusement chaque couleur et chaque trait, de reproduire avec exactitude une mimique, un faciès, une typogaphie d’affiche, un comics, une enseigne. L’urgence d’exister à travers cette dissolution première qu’était pour lui le monde extérieur n’avait de cesse de se confronter à ce rassemblement prometteur de l’attention de tous les membres et des organes, le cerveau connecté à la toile dans ce geste progressif d’y recouvrer ses impressions premières. Les organes et leur reconduction, donc, est-ce que ça y était, est-ce que c’était bien cela ? La peinture partait de là, d’un soutien à la peau, d’un support aux neurones, du temps gris, « a tempera », obsédé par la lumière interne, la lentille grossissante et mécanique du côté de l’oeil vérifiable. Il fallait que cet éparpillement soit visible quelque-part et petit à petit, grâce à la tactilité de la peinture, se recompose, se réassemble, se réagence, comme un corps que soudain, l’on contiendrait entre ses bras, l’on embrasserait de tout son long, et qu’on lècherait de partout, jubilant.

Il y a les temps passés dehors, à marcher, les temps consacrés à ne rien faire à l’atelier, les temps de la musique, on fait silence à l’écoute, puis on mange une tartine, et les temps pour regarder l’histoire de l’art, cet entassement d’aquarium. Le temps pour respirer ce qui pourrait passer pour de l’amertume ou de la décrépitude mais qui signifie seulement que nous pouvons tous disparaître entre un brin d’herbe et un feu d’artifice. Les poumons n’étaient pas imperméables. Les poumons et les yeux : la face du mondre sillonne nos pensées. Les cartes géographiques en témoignent. Il lui fallait des témoins. Beaucoup. Pas pour le présent, pas pour le passé, mais pour l’autre, le sujet. Celui qui se sait toujours, qui s’éloigne d’une colline à l’autre, dans cette urgence passagère à avoir à décrire le paysage. Cacher le paysage derrière les mots ce n’était pas possible pour lui. C’était indigne. Il n’y avait pas de paysage mais bien des figures. Les sept collines de Rome lui semblaient moins lointaines. Elles se rapprochaient en suivant la mesure.

Tout à coup il ressentit comme un regard derrière lui, dans son dos, comme si quelqu’un l’épiait, et que lui-même et son corps étaient soudain englobés dans un champ de vision ; cela provoqua un étrange frisson, qui lui parcourut la colonne, et il se retourna. C’était une mouette, qui s’était postée sur le rebord de la fenêtre et le regardait d’un œil scruptateur. Ici il y avait beaucoup d’oiseaux, avec le port. Il se demanda bien ce qu’elle voulait. D’habitude les oiseaux n’arrivent pas jusqu’ici, c’est aussi ce qu’il appréciait réellement, s’éloigner de leurs criaillements et de leurs survols circulaires tout là-haut. Il décida de lui témoigner de l’indifférence, et on verrait bien si elle partirait. C’est ce drôle de regard, dans cet espace-là, qui lui donna une idée. Un regard de paillasse et de poils. La mouette était à la fois étrangère à sa réalité à lui, que pourtant elle observait du regard. N’était-ce pas un début de communication ? Qu’avait-elle aperçu de l’autre côté du mur, à la vue des gens et des activités humaines, au-dessus des bateaux, de la circulation et des ruelles ? Elle devait en savoir bien plus que lui d’histoire et de faits rétiniens, de sillons cartographiés, de couloirs d’airs et de chiens errants. De quoi vivait-elle et de qui se souvenait-elle ?

Les mots se brouillèrent devant ses yeux, à son esprit. Ici, ça parlait beaucoup. Ça se repérait facile. Les langues du Sud et du Moyen-Orient. Elles lui plaisaient. Il fallait retrouver ces noms, ces mots, ces histoires de luttes enragées. Lui-même ne savait plus très bien où en était sa famille avec ça. Est-ce qu’ils avaient accepté ou pas le déclassement, la fin de l’ascenseur social, les grèves ? Les ouvriers des chantiers navals n’étaient pas mal lotis. D’autres faisaient carrément la manche et vivotaient à même le trottoir. Alors, pour terminer les pots, on finissait la peinture avec des inscriptions aux murs, des noms de bateaux, des prénoms de femmes, des cités, des escarmouches, des noms d’oiseaux et des gros pavés.

Près de l’embarcadère il y avait un phare qui n’était plus habité. On avait remplacé la présence permanente des gardiens par une rotative. L’oeil de lumière se mettait en marche automatiquement la nuit et faisait le tour de la côte. Les touristes appréciaient tout de même ce point de vue qui était devenu un repère pour les promeneurs occasionnels et les fumeurs d’herbe. Chaque mot lui giglait à la figure, pour cette raison il souhaitait toujours y retourner, là où les éclaboussures se transformaient en un or fin pour les rêves de réconciliations. Ensuite viendrait l’atelier. Bien entendu il appréciait plus que tout lorsque ça frappait et ça vibrait, et alors, il savait que le métier commençait à rentrer. Précisément là où, dans le brouillard, il avait aperçu une tâche d’encre, imaginaire, qui lui avait permis d’avancer, et de commencer le travail de composition. C’était toujours ainsi. Il fallait attendre sagement que la main veuille bien se mettre au travail, et pour ce faire, trouver des ruses parfois interminables et clownesques. Colonades et tubes de néon, musiques à boire et à cracher.

De remettre le nez très précisément dans toutes ces photos qu’il prenait et qu’il conservait en grande partie sous forme de planches contact soigneusement rangées dans des classeurs, attisait sa curiosité, intriguait son esprit. C’est alors que la main commençait son manège, que la petite musique se remettait en marche et que le travail de peintre avançait, hypnotique. Planches cinématographiques, spirales tentaculaires des effets d’optique. Bâtir un édifice, au-delà de toute raison, de toute pensée valable, de toute revendication artistique. C’est ainsi qu’avait surgie cette autre idée d’agencer des petites vitrines composées de baguettes, de papiers colorés et repeints, d’autocollants et de chainettes suspendues à des réclamres. Ces échaffaudages miniatures redonnaient de la lumière au temps consacré à parcourir les dessins, les planches, les vieux documents et les cartes, et à attendre devant les tableaux. Les tableaux étaient devenus trop englobants, étouffants, le liserai de peinture ne convenait plus. Les musées ne convenaient pas. Le catalogage non plus. Par contre, les lisières étaient favorables, car il s’amusait à transvaser des éléments de représentation bidimensionnels à une architectonique de puits de pétrole et de moulins à vent, qui incitaient à davantage de contrôle ; il voulait ainsi réduire cette frontière terrifiante entre le monde et lui-même, entre ce qui fait notre enveloppe de chair et le langage, peinture du vide acéré, des surfaces laissées en plan, en attente de planification et d’objet.

La Mouette se rendit à la boîte aux lettres comme à son habitude vers midi, avec le soleil qui frappe haut, la tête qui sonne et le ventre déjà creux et bouillonnant. Il y avait une carte postale d’Istanbul. On reconnaissait la ville, et au dos il lui avait dessiné un bouquet de fleurs. Elle rangea la carte et se dirigea vers la salle de bain. Il y avait du linge à laver. Beaucoup de linge, des serviettes, des chaussettes, des vêtements portés la veille et l’avant-veille. Elle enfourna le tout dans la machine puis alla se préparer une omelette au fromage. Le gruyère était de mauvaise qualité, empaqueté dans du plastique et rapé au préalable. Mais c’était un plat économique et son plat préféré avec le riz à la tomate. Quand la machine eut terminé son cirque, elle alla étendre le linge sur la petite terrasse derrière l’escalier. Une serviette avait déteint et tout était recouvert de rouge moîratre. Qu’importe, de toutes façons, il ne s’en servait que pour le travail, si ça se trouve, il ne remarquerait rien. Il fallait qu’elle parte travailler et n’oublia pas de refermer à clef.

Elle pensa à une piscine remplie de peinture, finalement, ça n’aurait pas été mal de s’y plonger. Peut-être qu’ils ressentaient ça, ceux qui avaient vécu après guerre aux States. De se foutre de la peinture partout, à 100 mètres à la ronde dans un grand hangar ou dans un champ. À présent, cela ne devenait qu’un rêve surrané parmi d’autres et brouillé par le marketting. Décidément, ce n’est pas avec ces relans de popularité beatnicks qu’on parviendrait à quelque chose. Il n’empêche, elle comprenait parfaitement que des gars, et des filles, soient encore attirés par les grandes surfaces et les idées vernaculaires. Elle-même n’était pas allée beaucoup plus loin, et en un sens, elle venait de là aussi. Dans une autre vie, avec un plumage ocre et feu, qui aurait pu s’enflammer au contact des bougies, elle aurait été un ange à la robe azur, émeraude et purpurine, qui aurait chanté des louanges et donné grâce. Une vieille image. Il y avait une peinture comme celle-là au musée. On ne voyait plus cette œuvre dans la cathédrale, à ce qu’il parait, ils avaient eu trop peur qu’elle ne s’abîme. Ils l’avaient retirée pour la mettre à l’abris des nids d’oiseaux et de leurs saletés, et l’offrir aux touristes, que le tourniquet avalait à tour de rôle.

Ce n’était pas une mouette qu’il cherchait, mais quelqu’un d’autre, un peu plus proche de lui-même ; lui, enfant. Que signifiait ce mot, « infans» celui d’avant la parole ? Engageait-il un carré, donc quatre angles, une quadatrure, un déboulonnage des ascendants, un dessert astronomique, une liturgie plénière… Rien ne servait de trop s’attarder, il fallait se mettre au travail. Dans un parfait dénuement ; ici il n’avait plus d’attaches, il pouvait traverser la rue en diagonale, sans se soucier des automobilistes. Il aurait aimé traverser le tableau de la même façon. Les objets improbables et pesants l’attiraient, menuiserie du dernier siècle. Ils étaient aptes à révéler la gravité et la lenteur de l’huile qui lui servait de pâte à peindre. De gros objets flottants comme des torves, dards rassurants noués en cordages, et autres alambiques, stratifiés, archéologiques, stèles mentales sur lesquelles s’ébrouer et lorgner le monde. Ces objets l’attiraient comme des silex bifaces, parce qu’on pouvait facilement se les représenter, se les mettre à l’esprit, les empoigner dans la paume. C’était simple à comprendre.

C’est comme s’il était parvenu à se hisser à la hauteur des angles, et qu’il regardait par-dessous les sourires, à travers les trous. Ce renversement des cieux lui plaisait bien, il y en avait pléthore dans la peinture et il le savait. Pourquoi cet endroit le poursuivait-il encore ? Pas de taureau dans l’arène, pas de labyrinthe à longer à l’aveugle. Mais la science de savoir, le désir de connaissance, qui le poussait à regarder à travers l’opercule ; ils s’étaient hissés loin, tous, avec leur mode à l’Antique. Il fallait balayer cela, sans forcément viser l’Ouest. Il s’était retrouvé pris dans une bulle, qui avait suivi les courants chauds et avait monté, entouré d’affiches en tous genre. On les déchire, les martelle de coups de poings, les raye, les balaye, les jète, puis on rammasse le tas et on empoigne le brodequin. On serre bien fort le tissu. Cela forme une arche, un beau Land Art, à l’atelier, avec le coton, les machines, les pinceaux et l’odeur de dégel, cette boue d’Apocalypse. « C’était jouissif il faut le souligner », pensa-t-il avant de reposer le pinceau.

Il aurait bien aimé rivaliser avec les blockbusters, mais impossible. Personne n’y pensait sérieusement d’ailleurs. Sauf lui, à certains moments, dans sa peinture. Pour cette raison, ils sont revenus, tout à la fin : l’ongle surchargé de vernis, les talons en ovale, Betty Boop et Christopher Lee. Donc, ç’avait été un soulagement de rencontrer les autres et leurs mystères. Ceux qui n’avaient pas réellement accès à toutes ces beautés et à tous ces signes. Quelque part, en lui, avec la mouette, il y avait ceux qui se frottaient aux murs. Ceux qui ne se posaient pas la question en ces termes, et ne consommaient pas. Ceux qui restaient derrière les portillons, ou alors, qui les franchissaient d’un bond, sans avoir payé leur pass. Ils n’étaient pas engloutis. Ceux qui avaient la peau irritée à force d’avoir gardé le même costume de toile. Est-ce qu’un jour tous ces jeunes franchiront les portes du musée comme ils s’évertuaient à gruger le métro ? Il en doutait, mais en un sens, cela n’aurait pas été mal, mieux que tous ces restes de vieilles frites qui écarquillaient les yeux, monotones, devant la police.

La peinture amenait à réfléchir à ce doute-là, et à ces contre-révoltes modernes. C’était le feu d’artifice. Les mots surgissaient dans les tableaux, et il plongeait dedans, bien qu’à certains moments il aurait souhaité les évincer, totalement, absolument, irrémédiablement ! Ils reprenaient le dessus. Quel combat ! Pour sûr, ils arrivaient du dehors, de l’activité des hommes, de cette action qui lui manquait, lui, et son manche à balais surdoué. Qui lui donnait des oreilles et des rêves formidables. Il y avait plusieurs étapes à franchir, ce qui comptait c’était de s’y arrêter, à chaque fois, et de regarder l’horizon. Oser les mélanges incongrus, les tonalités fluides et hardies, les paraphrases, les emmerdements de la peinture et de sa constitution frêle et hasardeuse, le brillant du papier photo et la magie de la chambre obscure, l’envol des oiseaux.

« Sku Bum », « olao », « …cherie », « E », « cuco », « divergence », les lettrines se réfléchissaient dans le bras d’eau, la flèche indiquait la direction du cercle. Des cerceaux de verre soutiennent des colonnes de métal froid et les annonces tournoient et gravitent au-dessus du diaphragme le plus sombre. Elles se perdent dans un livre à peine écrit, une tabula en osmose avec le geste de peindre. Ces inscriptions sculptent la masse peinte, découpent le carton, gravent une paroi dure et abrupte de leur pyrite et de leur cuivre. Grincement des dents, des poulies et des échaffaudages, sous des dehors disparates la tension de l’émotion gronde et retient le monde dans son semblant d’espace, en-dehors des pensées et des applications subordonnées aux mérites. Il n’était pas méritant, il n’était pas employé de bureau, percepteur des impôts ou que sais-je. Que savait-il du travail des hommes ? Les mains manivelles sont celles du vampire, et les dents pointent ! Pourtant, il avait aimé enseigner, et ça avait été là l’une de ses vocations.

La peinture a été créée dans un espace rangé et parfaitement balisé, que l’artiste s’est acharné à installer, à l’instar d’un chez soi. Et l’atelier le devient petit à petit, il prend forme ainsi, une banquette, un tourne-disque, un rangement imposé. C’est alors que le travail commence, et en définitive, le travail n’aura servi qu’à se composer un petit chez-soi de « l’ailleurs », qui s’en va quelque part d’autre, comme d’habitude. On a les habitudes qui nous collent à la peau. Elles nous rendent service, ces habitudes, de vide et de salon. Elles nous intiment d’installer du trivial avec le plus grand sérieux. Ci-gît le désordre et le calcul.

Il a décidé de ne pas tremper trop ses pieds dans la peinture et de ne pas laisser choir les pinceaux avec les vieux bidons, la paperasse et les chiffons imbibés. Il n’ya pas de surépaisseur et le tableau viendra prendre vie, reprendre forme, s’évertuer à quelques exercices de gymnastique et quelques gargarismes, en connaissance de cause, avec ces déplacements d’espace et ces rituels qui maintiennent de l’ordre là où les formes se recomposent. Il faut savoir désorganiser. Il s’y est installé de façon obsédante, dans cet endroit, qui éloigne la peinture en un sens, tout en lui rendant grâce d’exister, tout en lui rendant hommage, par ce cri qu’elle propose, déboussolement des cartes postales et des pancartes, livrée à elle-même dans la dissolution du sujet, de ces contours flasques et ces premiers pas.

Tu pourrais peindre Mars en fauve et Lavazza qui ne va pas. Lavazza transformé par la parodie de son ombre. Pas d’ombre, plus d’ombre. La terre craquelle, il y a tremblement. Est-ce la peinture qui se met à exister ou bien son leurre, son double, celui des serviettes de table et du prêt-à-l’emploi ? Lavazza en costume baroque, froufous et falbalas. Les gros doigts du volcan et l’entrée dans le microscopique. Il a peint une tête de veau, beauté volée aux rêves que font les étoiles : se déverser sur terre. Les costumes, les balais, les hommes-pieds, les galons du mimétisme animal, grâce à eux, il utilise la peinture. Panneau de célébrité, elle provoque en lui des réactions épidermiques et des branchements de guitare. De ce que lui indique sa peau, de ces cliquetis et ces clins d’oeils, il s’engouffre dans la vasque peinte. De ces joutes, de ces signaux tout entier postés vers l’extérieur, il invente une vigie. Un portique et des vitrines. Il dessine énormément.

Il entra dans l’atelier où tout semblait parfaitement en ordre. Un tableau était en cours de réalisation, il était accroché à l’un des murs et l’odeur de peinture qui flottait dans l’air laissait supposer que le geste avait été interrompu récemment. Il s’approcha lentement de l’oeuvre, pour pouvoir la regarder de plus près. C’était un polyèdre rouge sur fond ocre avec des traces de noir ; on percevait plusieurs couches derrière la couleur qui servait d’arrière-plan, et le motif principal était moins travaillé que cette surface-là, pour le moment. Il supposa que celui qui peignait était toujours dans les parages, car, en effet, le tableau n’était pas encore terminé, à ce qu’il lui semblait, mais ça aurait pu aussi bien participer d’une décision voulue de la part de l’artiste, de laisser certains endroits inachevés.

Toutefois, cela ne « lui » ressemblait pas. L’artiste avait d’ailleurs pris soin de nettoyer puis d’essuyer ses pinceaux, et de les aligner au sol sur un plastique le temps qu’ils sèchent et reprennent leur volume initial. Il y avait des brosses de différentes tailles. Dans un coin de la pièce, on apercevait un rétroprojecteur. Il laissa de côté la toile et ses glacis, et s’attarda sur l’objet. À quoi cela pouvait-il bien servir ? Il souleva le couvercle, et sur la plaque de verre, une planche contact était disposée. Il s’en servait pour peindre en en projetant des parties ! Sur cette planche contact, on pouvait apercevoir différentes prises de vues en extérieur, principalement des gros plans de murs et de graffittis. Il y avait aussi une façade de boutique, et des jeux d’ombre et de lumière sur des détails démultipliés par une lentille : caractères typographiques, décor de fête foraine dans un entrepot, morceau d’animal, etc. Quelques prises de vues en extérieur, côtoyaient ainsi des cadrages serrés d’objets énigmatiques, propres aux scènes d’intérieur et aux vanités de la peinture.

Cet étrange montage cinématographique semblait savamment prémédité, et dans chaque prise de vue, l’on pouvait observer le même souci extrême de remise en scène par le cadrage. La théâtralité de la Comédie Humaine semblait condensée en cheminées d’usines, mâts de chantiers, miroirs napoléoniens, zèbres et unités de Série B. La réalité semblait louvoyer avec quelques signaux magiques : striures, replis, contrastes violents, conglomérats suspendus à une loupe ou apposés sur une table. Un personnage de baraque de foire aurait pu sortir de ces décors à la Orson Wells et vous entrouvrir le rideau de scène pour laisser place au vivant. Ces photos sont des boîtes à souvenir qui se mettent en marche au moindre regard. Il y avait là de quoi entretenir un suspense et une forme de violence avec la peinture.

Une vue en particulier était entourée d’un cercle rouge tracé au feutre. Une ancienne devanture d’artisan. Il comprit alors que ce qu’il avait aperçu sur la toile encore incomplète, observation déduite de la façon dont le peintre l’avait disposée dans son lieu de travail, était l’exact reflet, mais inversé, de ce qui se tramait dans cette petite prise de vue surlignée en rouge. Un message caché peut-être, un retour aux mots et à la figure après ces voyages parmi les contrées désertiques de la peinture occidentale, et de la tradition métaphysique de la séparation entre le fond et la forme ? Aux nature-mortes empreintes des instants passés à s’isoler entre l’agneau, le tronc noueux et l’échelle eschatologique, il y avait le baton de pèlerin et le crâne, qui l’avaient donc ramené à la réalité d’aujourd’hui, ce kaléidoscope d’images et de pensées de tous bords, dans la rapidité celluloïd des personnages de dessins animés. On les voit traverser l’écran de gauche à droite puis de droite à gauche et tomber dans le vide une fois qu’ils réalisent qu’il n’y a plus rien de dessiné en-dessous. Un hurlement accompagné d’un regard interrogateur les font se tourner vers le téléspectateur. Il adorait cela pendant son enfance et ses éclats de rire parcouraient la maison.

Il entraperçut l’éclat, cette lumière éléphantesque, dans l’image qui ne dit mot, et qui se sauve avant qu’on n’ait pu la regarder. L’habileté manuelle enserrée-là, à raconter des histoires, propice à cette narration du temps, quand, soudain, le sol se dérobe, la rassurait lui aussi. Il n’était pas seul. Il réalisa qu’il y avait plus d’une heure maintenant qu’il s’était introduit à la dérobée, et que quelqu’un finirait par s’apercevoir de sa présence amicale, mais incongrue. Il reconnut le bout de tissu rouge qui avait servi de chiffon. Il provenait du linge qui avait déteint. Le rouge maculait le motif initial, cela lui donna une autre idée.

Il y avait rangé à l’opposé du coin de travail, une toile tendue sur un châssis circulaire, encore vierge de toute tentative d’élaboration. Il s’en saisit, et avec ce qu’il restait de White Spirit dans un fond de pot au couvercle revissé, et d’un tube d’orangé posé sur un plateau roulant, dont il dilua la pâte, il recouvra entièrement le tondo à l’aide d’une large brosse, puis s’amusa à l’éclabousser avec ce qui restait de diluant et d’huile.

Cette fois, l’odeur était plus âpre. Il essaya de maîtriser son geste à la perfection et de donner à ces éclaboussures quelque chose de très propre. De très beau. C’était un peu ridicule, et très drôle. Après tout, ce n’était pas chez lui ici, il ne faisait qu’emprunter les gestes, les habitudes et la force d’un autre. Sa colère. Qui aurait pu se transformer en pub, en slogan, en ragot, en chapelet d’insultes, en message subliminal, dans la magie de tous ces mots et de toutes ces langues que l’artiste avait redessinée lui aussi. Mais cela l’amusait de ne pas aller jusqu’au bout, de laisser un message en demi-teinte à celui qui reviendrait ici et réaliserait sans doutes qu’il était passé. Ou peut-être pas, après tout !

Dans le rang des anonymes, une peinture anonyme, sa peinture à lui, enfant. Il aurait prémédité ce geste qu’il n’aurait pas fonctionné aussi bien. Le tondo avait maintenant l’aspect manufacturé d’un tissu imprimé. C’était donc drôle, une blague de cochon. De cet univers cacophonique surgissait soudain la méticulosité crâne d’un parterre de fleurs et de pierreries, cette fête de l’artiste et de sa peinture, en un costume bien ajusté, jeu de surface et d’ombre, cliquetis des manivelles et des étandards, cinéma de music-hall, balançoire Bauhaus. Les codes de l’art populaire avaient participé à la reconstruction de l’Europe. La révolution esthétique était-elle en marche ? C’était une chance d’avoir connu tout ce fourbis. Autour de lui ça discutait beaucoup des nouvelles modes et des tenues vestimentaires.

Le sol gris, il n’y avait plus que ça. Marcher en regardant le sol, obstinément. Les traces de la poussière sur les escaliers l’avaient imperceptiblement conduit ici. Il ne l’était pas lui, démuni, pas encore, pas complètement. Tout le monde lutte. En montant les marches, il imaginait le sol gris de lumière. C’est ce même sol qu’il avait foulé. Il avait vu les mendiants et le ciel, il avait senti le creux dans le ventre, car devant les vitrines, on était toujours neuf : perte du sens du devoir et désertion bienfaitrice. Il pensa aux décors miniatures fabriqués à l’atelier ; ils donnaient à ses aélas un semblant de proportion, un semblant de regard et de maîtrise ; ils exprimaient la joie de celui qui fabrique et qui ordonne, seul, mais tranquille, après avoir expérimenté la déroute des grandes agglomérations. Avec elle, à ses côtés.