dans les plis

« La vie dans les plis »[1]

Un ensemble d’œuvres récentes de Patrick Saytour étaient présentées au Centre d’art contemporain Camille Lambert de Juvisy-sur-Orge en collaboration avec la Maison d’art contemporain Chaillioux de Fresnes, qui rend compte du parcours de l’artiste dans la durée sous forme de « Morceaux choisis » (novembre – décembre 2010).

Parcours d’un artiste associé à Supports / Surfaces et qui s’en désolidarisera lors de la scission du groupe en 1971[2].
Parcours d’un artiste dont les origines ne sont pas seulement picturales mais ponctuées d’écriture et de théâtre, passion pour les arts de la scène partagée avec certains membres de sa famille.
Mais pour qui s’intéresse à cet artiste « après la bataille » idéologique de la fin des années 60 force est de constater que son œuvre y reste encore trop souvent attachée; l’image qu’on en donne se réduit en peau de chagrin à l’abstraction analytique, dans la distance et la froideur que l’on sait.  Ce n’est pas suffisant pour qui souhaite découvrir une pratique encore riche de rebondissements et d’inventions et dont l’actualité nous occupe.
Oui, en réalité, un tissu plastifié rose pâle avec des fleurs surimprimées a été plié et replié, comme les nappes des grandes tablées sorties des tiroirs pour prendre place au salon.
Cette pièce de tissu, œuvre de l’artiste, est commentée dans l’une des nombreuses publications consacrées à Supports / Surfaces. Elle s’intitule « Sans titre » et est définie ainsi : toile plastifiée et traces de plis, 354×136,5 cm. Voici, en partie, l’explication : « (…) Aucune recherche esthétique dans ce travail où toute composition est bannie. L’action de plier la toile représente la seule intervention manuelle de Saytour. Il ne s’agit donc pas ici d’un ready-made. » (…) «  Un jeu de lumière s’opère ainsi, du fait de ce léger « gondolage », impression accentuée par la matérialité même de la toile plastifiée brillante, « satinée ». Avec cet art du kitsch et de la disharmonie par excellence, Saytour dématérialise la peinture, la ridiculise. »[3]
Et là nous tomberons d’accord. Cette description évoque d’autres œuvres de l’artiste, à l’instar des tuilages, dont certains seront peut-être montrés dans l’exposition, qui fonctionnent eux aussi sur un geste minime mais fondateur : l’artiste dépose une toile colorée sur le toit d’un édifice. Progressivement, au gré des changements de temps, la toile va adopter le motif des tuiles qui se trouvent sous elle. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Car dans cette œuvre, la reprise constitue un incroyable renouvellement et permet à l’artiste de produire de nouvelles œuvres à partir des ensembles précédents, de celles qui existent déjà. Ce ne sont pas simplement les motifs qui se trouvent répétés mais un fonctionnement interne, un mécanisme visuel qui donnent forme à un nouvel ensemble.
Il faut réaliser qu’à l’époque, les œuvres n’étaient ni considérées comme narratives, ni comme illustratives. Ce qui est assez drôle. Le commentaire cité ici le dit bien : il ne faut surtout pas montrer que le peintre choisit sa composition, encore moins qu’il se soucie du résultat. Beau ou laid, visuellement, on fait comme si ça n’avait pas d’importance.
Mais le souci esthétique peut s’accaparer même ce qui en a peu, du beau, du laid, ou ce je ne sais quoi … Qui nous rappelle quelque chose. Qui nous rappelle chez nous. Un air de déjà vu. Chez moi. Dans mon appartement. Et pourtant ça se dédouble, se reflète, se multiplie parfois, à x/50 000[4] unités, continuum, solutions.
Sans doute parce qu’utiliser du linoléum, des filets de pêche devenus « capteurs de rêve », de la fourrure brûlée, une carte de France repeinte par endroits de volutes noires et blanches ou caramélisée par des brûlures géologiquement imprescriptibles. Ou un chapeau de paille punaisé avec des planches et un portemanteau aux côtés d’un contreplaqué dont les motifs incisés reprennent leurs contours, motif du double. Diverses images d’Epinal, du danseur espagnol au bouquet de fleurs. Des patrons de vêtements et des déguisements d’enfants. En bref, du « kitsch ». Cela nous installe déjà dans une histoire : la nôtre, celle de tous les jours, c’est-à-dire la répétition à l’œuvre, la redite. Qui invente, fantasme et parodie ce qui est censé rester. De nous, de nos objets, du gros œuvre.
Allons donc, dehors l’imagination, à bas la subjectivité de l’artiste ! Et vive la déconstruction, selon les termes du philosophe Jacques Derrida, dont la pensée d’alors est dans toutes les bouches et délie les langues, de sorte que la peinture nous donne les moyens de sa « déconstruction ». On ne sera jamais si celle-ci arrive à terme.
Car cette « déconstruction » inspirée du structuralisme nous a fait oublier, peut-être bien plus encore que les manuels d’histoire qui classent derechef Patrick Saytour parmi le groupe Supports / Surfaces, ce qui a bien eu lieu en effet, que cette chronologie, qui a eu un début et une fin, participe autant du mythe que de son spectre. À tailler aux ciseaux.
Tobe Hooper, Massacre à la tronçonneuse, 1974

Tobe Hooper, Massacre à la tronçonneuse, 1974, voir ici

Un langage donc.
C’en est déjà trop pour un seul homme ou une seule femme, d’ailleurs aucune femme n’a participé à Supports / Surfaces, ce qui pourrait constituer, à rebours, un argument de condamnation, dans une société paritaire un peu bête, en tous les cas, c’en est trop pour notre regard, en cette fin d’année 2010, à devoir comploter pour ou contre. Autre chose nous occupe. Ce regard, celui de Patrick Saytour, qui a bien écrasé la Peinture en histoire et la théorie de l’artiste, pour laisser place aux petites histoires picturales, au lever de rideau sur l’oreiller.
Nous aimerions à penser que Patrick Saytour est de ceux-là.
Dès lors, arrêtons-nous pour un temps dans les plis du « pays de Meidosem »[5]. Cette découverte, d’un monde semblant nôtre à travers les reliefs de l’imaginaire, en bordure de lit, à l’intérieur du corps humain et de nos têtes, l’intériorité de tous les possibles, de notre esprit, nous le devons au poète ami des surréalistes Henri Michaux (1899-1984). Ces créatures évanescentes sont comme les doubles de notre être. Consciences qui existent entre le corps et l’esprit de façon fantasmée. Nous les rencontrons au fil du recueil qui donne aussi son titre à ce texte, écrit en 1949 par l’écrivain encore jeune, dix ans après sa première publication. Patrick Saytour a alors 14 ans, l’âge des premières lectures.
Il y aurait de quoi redessiner une histoire de l’art et la peinture de l’artiste. Car ces Meidosems ne s’attachent pas seulement à vouloir exister, entre le corps et le réel, dans un flottement ; ils nous sont également introduits par un ensemble d’actions visant à énumérer, explorer autant que découper, inciser, tailler. Cette exploration n’a d’égale que le morcellement qu’elle provoque.
Henri Michaux aurait-il vu ce film, « Massacre à la tronçonneuse » réalisé en 1974 par Tobe Hooper, lui qui écrit 25 ans plus tôt qu’une scie le découpe en deux, littéralement, qu’il y a maintenant à notre disposition «  La mitrailleuse à gifles. », « En circulant dans mon corps.» , « l’appareil à éventrer. », « Le danger des associations de pensées. », « les Inachevés. », « Situations étranges. », « La Faille. »… et « Portrait des Meidosems ».
Ces Meidosems pourraient donner un nom aux œuvres de Patrick Saytour, à leurs séries illimitées, des Renommées, des Torchons, des Noubas, Chroniques, Gloires, Javas, etc., participant toutes aux numérotées qui les revisitent, qui y reviennent. Cette dimension physique, corporelle autant que théâtrale, de la rêverie, c’est peut-être, pour un temps, ce qu’a tenté d’évincer le formalisme, à une époque où les utopies se découpèrent en petits morceaux, se détachèrent progressivement d’elles-mêmes et du modus operandi.
On ne s’étonnera pas d’expliquer que dans la scène du meurtre à la tronçonneuse, on ne voie jamais à l’écran l’outil entrer dans la chair et la morceler. Il n’y a même pas d’effusion de sang. Ceux qui n’y croient pas n’ont qu’à aller vérifier. Tout est dans l’art du montage, du détail qui succède le plan d’ensemble pour y revenir, et nous suggérer un morcellement mortellement visible. Le « travail » de l’image, c’est le spectateur qui s’en charge, intérieurement, dans sa petite tête envahie par les angoisses du « qu’en reste-t-il ».
« D’ailleurs, comme toutes les Meidosemmes, elle ne rêve que d’entrer au Palais de Confettis.»[6]
La peinture ?
J’ajouterai, pour fantasmer ici: là où elle n’a plus lieu, où elle n’a plus trace. N’avez-vous pas remarqué que les gestes empruntés par l’artiste morcellent la surface, par exemple grâce au collage, la trouent, la poinçonnent, la recouvrent partiellement ou la découvrent, la plient finalement, font appel à toute intervention cherchant à la rendre hétérogène, que ce soit pour panser, réparer qu’aplanir, ouvrir et disjoindre. Ses œuvres effleurent la fantasmagorie provoquée en nous par la proximité d’un objet familier doté des usages de la peinture et qui en génère d’autres : des œuvres, de l’art, de la pensée, dans les plis du rideau.
Céline Leturcq, octobre 2010

Un mur de Trophées de P.Saytour à la Macc en 2010

 


[1] Henri Michaux, La Vie dans les plis, Paris, Nrf Gallimard, 1972.
[2] Patrick Saytour ne sera pas le seul à partir. L’accompagnent dans cette décision Claude Viallat, Toni Grand, Noël Dolla et André Valensi.
[3] Notice de Stéphanie Jamet in Les années Supports Surfaces dans les collections du Centre Georges Pompidou, Paris, ed.du Jeu de Paume, ed. du Centre Pompidou, 1998, p.123.
[4] Allusion aux titres de l’artiste qui classe les œuvres en série 1/50 000, 2/50 000, … Ce classement et ses archives ont fait l’objet d’une exposition à Montpellier à la Boîte Noire « Patrick Saytour / Rétrospectives IV » où furent montrés « un millier de projets stockés depuis 20 ans » et « révélés sous la forme de microfiches ».
[5] C’est moi qui invente l’expression. Henri Michaux dresse un « Portrait des Meidosems » dans La Vie dans les plis, opus citation, pp.113-184.
[6] La vie dans les plis, p.113.

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