Un jeu d’enfant

Je relevai le rideau de fer de la vitrine et me décidai à ouvrir la boutique.

A peine avais-je pénétré à l’intérieur pour me diriger dans l’arrière-salle et déposer le bouquet, que j’entendis des pas feutrés derrière moi, auxquels se mêlaient rires et chuchotements.

Je me dissimulais derrière la porte du bureau pour pouvoir observer la scène : un jeune couple avait pénétré dans la boutique, et, se croyant seul, s’était mis en tête de s’enlacer ici, à même le sol, se déshabillant à la hâte, s’effeuillant l’un l’autre.

Je pris le bouquet que j’avais apporté, des oeillets rouges et bleus aux teintes violacées, attachés par un petit ruban rouge, et traversai la salle en coup de vent.

Je déposai délicatement les fleurs cette fois bien en évidence sur une table, et repartit en catimini au fond du magasin. Je continuai à vaquer à mes occupations, ne sachant que faire, relever les stores, dépoussiérer un peu, brancher les appareils… La porte d’entrée avait été refermée avec précaution par mes visiteurs impromptus, et je ne les entendais plus ; il est vrai que le bruit que je produisais masquait tout autre son. Peut-être avaient-ils compris et qu’ils étaient enfin partis et moi, j’allais être tranquille ! Les nouvelles n’étaient pas bonnes, il fallait que je me dépêche de poster des messages aux voisins. Etre coincé au bout du couloir ne durerait pas longtemps, c’est sûr !

Je crus donc possible de retourner dans la boutique, quand je retrouvai les deux amoureux enlacés pour de bon, tout à leur affaire, indéniablement en train de copuler. Je n’avais rien entendu ! Je pris les fleurs et leur balançai à la figure, enfin, de ce que je pouvais en voir… Le type avait grimpé sur sa compagne et la besognait hardiment. J’apercevais son dos long et nu et ses épaules ondoyantes, ses fesses… J’aurais bien voulu les frapper, les cogner, les talonner.

C’est alors que le client entra, la porte n’étant pas fermée à clef, un monsieur distingué avec un chien en laisse, souhaitant acheter le bouquet qu’il avait commandé.

« – Vous voyez bien que ce n’est pas possible ! maugréai-je. Elles sont déjà utilisée.

– Que m’importe, débrouillez-vous, c’est le bouquet quoiqu’on dise ! Je voulais les oeillets ! J’achète ! »

La femme avait tout entendu. Son compagnon continuait à s’acharner, malgré le remue-ménage et les aboiements répétés du chien. Je commençai à récupérer les fleurs tombées à terre. C’est alors qu’elle se mit à geindre, furieuse : – « Non, non, non, ne les arrachez pas ! Les fleurs, les fleurs, les fleurs ! »

Une solution s’ouvrait à moi, une possibilité : livrer le tout, la fille, le bouquet, le gars… Ce chien vociférant ! La femme me fixait, hypnotisée, suspendue à mon geste. Lui proposant mon aide, je l’aidais à se redresser. Les oeillets, miraculeusement accrochés à elle, scintillaient d’une lumière étincelante. La femme-fleur, aux longues tiges et aux courbes dansantes, assagie, sortit de la boutique, la main dans celle du monsieur. Il pouvait l’emmener à présent. Elle chantonnait doucement, nue et fleurie, comme sous la douche, gazouillis insouciant des jours heureux.

Il ne me restait plus qu’à me débarrasser des habits, du chien et de son collègue, ce qui s’avéra un jeu d’enfant : je leur promis de leur offrir un bouquet à eux aussi, s’ils se montraient sages et coopérants. Il faudrait qu’ils aillent de par la ville apporter les messages que j’avais préparés. Et dissimuler à la vue des passants les traces indélébiles de leurs ébats amoureux. Ils s’étaient rejoints, livrés à eux-mêmes, abandonnés à leur triste sort, ce qui les avaient collés ensemble comme deux enfants.