mama

Les manœuvres de Carlos Kusnir

Nationalité : artiste

Profession : français

Robert Filliou cité par Carlos Kusnir lors d’une conversation avec l’auteure en décembre 2010
"MAMA" de Carlos Kusnir

« MAMA » de Carlos Kusnir

Un jus de peinture qu’on aurait craché à la figure de l’œuvre parsème la surface de ce placardage. En haut et en bas du panneau ressortent les pieds qui le font tenir, baguettes de bois peint fichées dans deux briques du même matériau. On croirait un bricolage pouvant servir à une pancarte donnant sur rue, que l’on expose au passant. S’y juche une casquette que l’artiste a posée là en un geste de parachèvement du regard et de l’oeuvre. La surface est quadrillée par des losanges comme le vitrail d’une fenêtre, derrière laquelle s’échappe le drapé du rideau jaune au motif végétal, sur un mur qui paraît poli par l’éclaboussure des ans. Tout cela est œuvre peinte : une pelisse de muraille dont les salissures parsèment la surface. Les losanges se poursuivent exactement là où les baguettes sont fixées par-derrière dans un jeu de trompe l’œil savant et décoratif.

J’ai rencontré Carlos Kusnir pour la première fois à la Macc, mais ce n’était qu’un passant parmi d’autres aux vernissages de ses amis (d’abord Raphaëlle Paupert-Borne puis Jean Laube, exposés en 2007 et en 2008 au centre d’art). Marcel Lubac suit son travail depuis longtemps. Lors de la carte blanche donnée à l’écrivain Frédéric Valabrègue en 1998, l’artiste était déjà exposé aux côtés de Jean Laube. Cette exposition est donc le fruit d’une seconde visite.

La macc après tant d’années continue à vivre des activités du centre d’art qui se confondent avec ses murs. Sa configuration architecturale se fait l’écho des préoccupations artistiques de son directeur et des artistes qu’il y invite. C’est plus particulièrement le cas pour Carlos Kusnir. L’artiste habite autant un lieu qu’un concept. Lieu de l’œuvre et du regard et concept de la peinture : association complexe s’il en est entre une présupposition de l’œuvre et l’endroit où elle va s’accrocher ou s’installer, en évitant à tout prix les poncifs, la gestuelle et le style. Tâche ardue relevée avec plaisir par Carlos Kusnir dont l’enseignement aux Beaux-Arts de Buenos Aires, âgé d’à peine douze ans quand il y rentre, s’appuie sur l’apprentissage d’un savoir-faire habile et calculé de la main, qui le spécialisera plus tard dans les techniques de la sérigraphie, pour gagner un peu d’argent. Il franchira ensuite l’océan jusqu’aux racines européennes, faites de perpétuels déplacements et d’une identité mouvante, qui bascule d’un trop plein familial vers la possibilité de retrouver son nom, mobile et artistique. L’artiste présente ici quelques peintures dont des dégueulando colorés retracent le nom de famille, les lettres k u s n i r en délié, derrière un motif pictural de grille que nous savons historiquement interpellé par le modernisme en peinture mais également par la biographie de l’artiste, dont les descendants avaient dû fuir les pogroms ukrainiens pour l’Amérique.

Au moyen de cette habileté héritée du XIXe siècle, manuelle autant qu’intellectuelle, Carlos Kusnir aurait pu devenir peintre d’enseigne, artisan d’art, colporteur, sérigraphe, artiste de Cours (il a gagné plusieurs prix de peinture en Argentine dès son plus jeune âge), personnalité mondaine, préposé aux palmes académiques… Rien de cela dans l’élégance de son art et dans la simplicité de son être, où dominent ce désir de s’ancrer dans la peinture et d’en posséder le lieu, coûte que coûte : le tableau, l’espace du regard, l’espace d’exposition, la rue et ses inscriptions visuelles et visibles, la fabrication dans l’atelier, les techniques qui s’y rattachent. La Macc est un lieu qu’il connaît et qu’il va revisiter. De la part de quelqu’un dont la permanence originelle et frivole, l’unicité, ne seraient autres que la peinture, et une peinture d’objets (de la table au rideau, de la poule au balai, de la façade à la pancarte, de l’étendard au juron), la rencontre entre l’espace et l’œuvre produit une cohabitation qui est autre chose que seulement l’œuvre ou l’espace, un franchissement. L’artiste procède à son ménage, à l’atelier, puis range les balais. Il les pose sous et sur les toiles, à l’instar de ce tableau dans lequel on peut lire en lettrage des rues « MAMA » (1986). Mama se déplace à vélo, une corde à linge descend sur son dos de poulet dessiné rôti comme une réclame, la porte du paradis, ou du cagibi, ont rejoint cet espace équivoque de torchons suspendus.

Passer du XIXe au XXIe siècles, une aventure que les chiffres romains ont tu.

Je suis retournée voir Carlos Kusnir dans son petit atelier pied-à-terre à Paris. Je lui ai posé des questions sur son travail et sur la place de la peinture aujourd’hui. Sur ses démêlées possibles avec la peinture abstraite qui ne l’intéresse absolument pas de cette façon, et sur la prise de distance de certains artistes avec le « sujet ». Tout cela lui semblait français. L’une des premières fois où il fut exposé en France pour de bon, en 1985 à Chartres dans une exposition de groupe, se trouvaient entre autres à ses côtés Richard Baquié et Claude Lévêque qui deviendra un ami… Actuellement son travail s’est éloigné de cette peinture d’objets propre aux débuts, même très récemment dans les toutes dernières œuvres, il n’y a plus la présence du son. Par contre, l’espace scénique, les jeux de rôles, se sont complexifiés. Il faut visiter la peinture, mais ce n’est plus l’ange de la divination qui la rejoint, ce sont les visiteurs que nous sommes. Et de ces jus dilués renversés ou étalés largement apparaissent des formes imbriquées non seulement à la planéité du voile, mais également à tous ces morceaux qui viennent s’ajouter et donner les clefs d’une construction fortuite vers laquelle s’échapper : forme découpée dans du contreplaqué, petite calle, poursuite de la peinture hors du mur.

Nous n’allons donc jamais au vrai tableau avec son beau cadre doré malgré l’interjection constante qui lui est faite de nous sommer de le franchir, de l’arrimer, de le fouler aux pieds. Nous évoluons dans des interstices par lesquels manœuvrent des motifs populaires, décoratifs et savants, du nomadisme de la baraque et de son monde quotidien décalés, au profit cette fois d’une réelle interrogation sur l’œuvre peinte, masquée, taraudée, cicatrisée. Elle gamberge, gambade, fait figure d’âne, de cormoran pouacre, de chien qui aurait pissé sur la toile ou qui miaule (peinture de 1992). Carlos Kusnir renverse, projette, fait gicler, tenir en équilibre, redresser, découper dans le bord et dessiner sur le plat, s’exerce à la reprise. La verticalité n’est jamais contingente : les œuvres posées au sol grâce à des cales et des trépieds sont trop petites pour devenir des monuments ou trop majestueuses pour le leurre qu’est la peinture. L’artiste a décidé d’un décor dont elles sont les façades, dans la nostalgie du conditionnel. Soudain la mise au point devient impossible. Il faut savoir reprendre son souffle. Pas de matériau noble, pas besoin, la peinture tient déjà le regard ici, comme pour le panneau qui est montré à la galerie Bernard Jordan Paris d’avril à mai, noir avec des arabesques et quelques contreplaqués.

Devant les panneaux, ou derrière, à côté, nous « ratons » ce rendez-vous déjà contourné par l’artiste. Non sans gravité, Carlos Kusnir m’a expliqué qu’il souhaitait avant tout franchir cette distance si singulière entre l’œuvre et le spectacle, celui qui va la regarder, en tout premier lieu lui-même. Mais il pratique aussi l’évitement, ce qui l’empêche de désigner une place trop définitive à l’art et à l’artiste ; libre à nous d’en apprécier les différents niveaux, et d’y spéculer, que nous les considérions comme de véritables tranches de peinture, comme des jeux de signes et de sens, comme des grincements ou comme des espaces ouverts, qui correspondent à la « res publica ». Carlos Kusnir récupère in extremis la dissolution avec laquelle il a manœuvré.

Impossible face à cette peinture, malgré les quelques repères familiers qu’elle nous concède, de nous installer dans un hiératisme. À nous voir brinquebalants grâce à cette précision ultime du dégueulando, et des formes parfaites et cois qui l’accompagnent, nous jurerions que nous y sommes déjà allés. Mais où au juste?

Céline Leturcq, mars 2011