L'H du Siège

L’esthète et le manutentionnaire

Il y a dans l’œuvre de Julien Laforge une étonnante capacité à interroger des formes simples grâce à des matériaux sculptés dans le but de traduire une progressivité. La dimension temporelle de la fabrication des pièces se caractérise par une aptitude à la rêverie tout autant qu’à la prise de décision spontanée. S’en suivent parfois quelques écarts, entre ce qui est recherché au départ et la connaissance qu’a l’artiste de certains matériaux, comme le bois ou le métal. Cet écart lui permet de prendre des virages, de proposer des variantes, de dévier de sa trajectoire initiale. Ainsi de ces lames de bois étrangement tubulaires qui participent d’un vocabulaire préétabli par l’artiste, notamment lors de sa résidence en Afrique subsaharienne1, où il avait commencé à donner vie à des tuyaux de bois de hêtre d’un bleu intense, ou de ces diagonales étoilées élaborées à partir de l’observation de la trame d’un sommier et de la typologie d’un paysage calcaire au sol troué par endroits, remémoration d’histoires entendues, cette fois à l’occasion d’une résidence au Mexique dans le Yucatàn2. Ces avancées sont présentes dans l’exposition, car elles ont encore évolué, elles se sont modifiées, grâce à la suppression ou à l’ajout d’une couleur qui agit dans la masse, grâce à un changement d’échelle qui les voit grandissantes, accueillir le mur où elles sont disposées, ou s’enorgueillir d’entrecroisements, d’opercules et de travées. Les tubes s’élongent et se métamorphosent en des parois traversantes, croisées pour l’œil et la déambulation du promeneur, qui s’aventure dans ces contrées arides et accueillantes à la fois. L’esthète et le manutentionnaire entreprennent de dialoguer à travers la réversibilité des postures.

D’un voyage à l’autre, d’une terre à l’autre, des ces quelques kilomètres qui le séparent actuellement de son lieu de vie, du Nord à l’ouest de la France, Julien Laforge affûte ses outils et avance pas après pas, interrogeant l’évolution formelle des métabolismes de la matière, dont il explore les possibles. Ces extrapolations, fruits à la fois d’un temps d’observation du monde industrieux, celui des travailleurs et des fabriques, et d’une appropriation du territoire, témoignent davantage d’une expérience intérieure que d’un constat objectif qui nous serait ensuite restitué dans sa portée idéologique. L’artiste ne semble à première vue nullement préoccupé de dénonciations politiques. Pourtant, ses retranscriptions singulièrement rhizophages investissent l’espace de l’H du Siège par lots de formes et d’entrechocs qui impliquent les rencontres effectuées par l’artiste au gré de son questionnement. Dans un premier temps en effet, il a entrepris un travail de recherche non exhaustif mais très investi, sur la région d’implantation de la résidence. Lectures, dans des archives, sur la topologie de la ville et de ses alentours, découvertes d’anciennes photographies prises à l’occasion du démantèlement des remparts de Vauban au XIXème siècle, absence de ciel dans ces prises de vues aux murs démantelés. Recherches sur l’histoire du Valenciennois où de riches familles d’industriels ont entremêlé leurs noms et scellé des unions économiques, entre charbon, betterave à sucre et urbanisme. Julien Laforge ira jusqu’à tenter de rencontrer certains acteurs de la transformation en usine des matières premières.

Cette posture, tel un nœud gordien qui engage l’artiste, structure notre parcours. S’il y a des nœuds chez Julien Laforge, ils trouvent leur résolution : nœuds du bois, son matériau de prédilection, points de jonction et de communication d’une diagonale à l’autre, voies de circulation… Et quand ce ne sont pas des nœuds qui sont visibles, ce sont des rainures, comme à la surface des cônes en frêne qui ont été façonnés pour l’exposition à l’H du Siège grâce à l’aide du tourneur de l’Ecomusée de l’Avesnois, dont la texture en lamelles n’est pas atténuée mais participe bien au contraire, du plaisir que nous avons à les observer et à en approuver la finition, comme si le regard se devait de parachever l’œuvre.

Tout est parti d’un constat, à savoir que Valenciennes, comme le territoire du Nord-Pas de Calais, se trouve à certains endroits, entourée de champs. Dans ces champs, l’on cultive entre autres, la betterave jaune, utilisée pour l’alimentation des animaux d’élevage et dont on consomme la mélasse et le saccharose. Julien Laforge n’y voit là aucune anecdote, à ceci près que cette culture façonne le paysage alentour et qu’il est parti à la rencontre des personnes qui cultivent ce faux tubercule. Qui n’a pas croisé, le long d’une nationale, un tas de betteraves, ou dôme selon les dires de l’artiste, en attente d’être acheminé vers la coopérative ou la raffinerie ? Les dômes disparaissent souvent assez rapidement, témoins de l’activité des agriculteurs de la région au fil des saisons. Nous retrouverons dans l’exposition, surplombant les volumes d’acier, des pains de sucre cristallisé qui s’en font l’écho.

Aussi, chaque oeuvre témoigne d’un labeur productif, d’arrêtés foisonnants et de la capacité de l’artiste à poser un regard fertile sur le monde qui l’entoure, de l’organisation sociale du travail à la production d’objets, qu’ils émergent de la terre (troncs d’arbres, racines comestibles), ou d’une activité humaine de transformation de la matière (acier, plâtre, contreplaqué). À cela s’ajoute le poids des morts et de la culture, grâce à une cosmologie dans laquelle nous sommes invités à expérimenter l’espace : plans inclinés autour desquels l’on se déplace, inspirés des photographies du démantèlement de la place forte de Vauban, recherches graphiques dont les contours et l’imbrication découlent de l’observation du tableau de Pieter Brueghel l’Ancien Les Jeux d’enfants (1560), où des petits groupes s’organisent, occupés à diverses activités ludiques. Démultiplier une forme devient un leitmotiv, une façon d’installer une présence surnuméraire qui, par son aspect répétitif et envahissant, incite à la rêverie. L’esthète se frotte au réel. En effet, l’artiste ne s’appuie pas sur un calcul préalable parfaitement étalonné, s’il y a la naissance d’une pensée algorithmique, qui nous permettrait de reproduire à l’infini telle forme ou tel emboîtement, la recherche de la démultiplication et de l’équilibre n’aboutit que ponctuellement. Elle se cantonne à l’organisation temporaire de l’espace, à sa manutention.

En attestent les trois grandes œuvres murales, dont l’apparente symétrie vient se frotter à des indices de perspective axonométrique. Comme si l’artiste souhaitait nous suggérer du volume tout en se cantonnant au registre des nombres et des calculs. Nous sentons que les matériaux ayant servi à l’élaboration des œuvres sont maintenus dans une forme de tension entre leur plasticité et leur stabilité, d’ailleurs l’œil les traverse sans se munir d’a-priori mathématique. L’agencement rhomboïde qui se combine au mur incite au mouvement et appelle à des déplacements tandis que le regard s’y pose, tout comme les œuvres au sol nous conduisent à nous pousser et à déambuler. Les essences de merisier, de chêne et de pin utilisées seront probablement cirées, tandis qu’elles côtoient ce contreplaqué bakélisé et bien plus sombre, en usage dans la maçonnerie.

Il reste toujours une petite part de levain, de terre retournée, de copeau de bois pour les anges, c’est-à-dire pour tous ceux que l’on a croisés sur sa route et qui auront contribués, d’une façon ou d’une autre, à l’élaboration progressive du travail et de la pensée, à cet acheminement des formes vers leur autonomie dans l’espace.

1     Au Bénin plus précisément, où l’artiste exploite déjà l’idée de transformer et de diversifier des structures orthonormées grâce à des formes rampantes tubulaires.
2     Du 25 octobre au 21 janvier 2017, Julien Laforge expose avec Raphaël Ilias les œuvres qui furent réalisées lors de leur résidence conjointe à Mérida dans le Yucatàn en 2016. L’exposition intitulée Tenir l’écart, a lieu au Frac des Pays de la Loire à Carquefou.